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Plusieurs semaines s’étaient écoulées entre la déclaration de l’état de guerre et l’envol de la première bombe. Il avait fallu tout ce temps pour décanter un peu la situation, situer la position des Grands, et faire le ramassage des derniers Petits indépendants. Et quand la situation put être considérée comme à peu près définitive, on s’aperçut qu’il y aurait face à face, dans cette guerre, non point deux camps mais trois. D’une part le groupe Amérique-Océanie, d’autre part le groupe U.R.S.S.-Asie et un troisième conduit par l’Angleterre et qui prétendait rassembler l’Afrique et l’Europe Occidentale. En fait, de l’Afrique il ne demeurait que Le Cap, le reste étant américain, et de l’Europe que l’île de Jersey, le reste étant asiatique. L’Angleterre ne pouvait donc guère compter que sur elle-même, mais elle y comptait bien. Elle déclara solennellement qu’elle refusait toute alliance soit avec les barbares d’Orient soit avec les Américains traîtres à la cause de la civilisation, et qu’elle mènerait à la victoire son propre camp.
La guerre commença donc, effectivement, par des échanges de proclamations et de défis. Les Petits, poussés devant les micros, faisaient grand bruit. Mais aucun, parmi les Grands, ne semblait se décider à porter le premier coup. Chacun pensait à ceux qu’il recevrait à son tour… Les Petits sonnaient du clairon et poussaient des cris de mort, mais les Grands réfléchissaient. La guerre était déclarée, c’était entendu, mais enfin on ne se battait pas encore. À l’origine du conflit, il n’y avait officiellement que la querelle de deux minuscules nations au sujet d’un cargo chargé de fèves charançonnées. Le vrai responsable de la vraie guerre, dont le véritable enjeu était la Lune, serait celui qui larguerait vers un des centres vitaux d’un de ses concurrents la première fusée. Certes, la responsabilité ne faisait peur à personne, à condition que la victoire fût au bout. Le vainqueur n’éprouve jamais de difficultés à démontrer que c’est le vaincu qui a commencé. Mais rien n’était moins assuré que la victoire. Par contre, chacun était bien certain de voir s’accumuler sur son propre sol, dès que le conflit commencerait, les plus abominables destructions. Même s’il anéantissait d’un seul coup toutes les villes de l’adversaire, il verrait disparaître les siennes dans l’heure qui suivrait. Car chacun avait bien mis à l’abri sous des kilomètres de terre, de béton, de plomb et d’acier, toutes ses fabrications de guerre. On n’avait pu mettre tout à l’abri, évidemment. On n’avait pu enterrer ni les champs de blé, ni les troupeaux de ruminants, ni la chair bien tendre des hommes. Ces derniers se débrouilleraient comme ils pourraient, ils s’étaient toujours débrouillés depuis toujours, ils s’étaient toujours arrangés pour survivre aux guerres, ils avaient la vie dure, il ne fallait pas s’imaginer qu’ils y resteraient tous, pas plus cette fois-ci que les précédentes. Et ceux qui survivraient auraient la Lune. C’était quelque chose.
Mais quelle nation survivrait aux autres ? C’était ça, la grande question. Il fallait si peu d’hommes à l’abri pour continuer à fabriquer et envoyer des bombes…
Dans le monde entier, les fusées étaient prêtes, braquées sur leurs objectifs. Personne n’osait presser le bouton de départ.
Ce fut à ce moment qu’un avion de reconnaissance américain rapporta, d’un vol au-dessus de la Terre de Wrangel, à une enjambée du Pôle Nord, une photographie sensationnelle. Le chef du grand état-major en fît immédiatement diffuser l’image par radio, pour justifier les mesures qu’il allait prendre et galvaniser l’héroïsme de ses concitoyens. Il ignorait, ou voulait oublier, que pas un de ses concitoyens sur cent ne se trouvait encore à proximité de son poste récepteur, que la plupart d’entre eux étaient déjà en train de se disputer à coups de dents les derniers brins d’herbe des campagnes. Il était dans son abri, à mille pieds sous terre, il n’avait plus d’autre devoir que de tuer, il avait le cerveau sillonné de trajectoires, illuminé d’explosions, bourré de chiffres d’effectifs et de rations, et de calculs de résistances et de dégagements caloriques. Il n’y avait aucune place, parmi cela, pour l’image d’un civil, d’un bord ou de l’autre. Pas davantage, d’ailleurs, pour l’image d’un soldat en tant qu’être vivant, corps indépendant pourvu d’un visage particulier. Mille soldats, ce n’étaient pas mille hommes, mais un régiment.
Le chef d’état-major, donc, fit diffuser dans les déserts des villes l’image redoutable, et annoncer dans les maisons vides que les mesures nécessaires avaient été prises aussitôt. La photographie représentait douze points noirs sur fond blanc. C’était une patrouille sur la neige, se dirigeant d’ouest en est, incontestablement une patrouille russe ou anglaise faisant route vers l’Alaska. Elle en était encore séparée par mille kilomètres et se composait bien uniquement de douze hommes, ce n’était pas un grand danger ni un danger immédiat, on pouvait même se demander ce qu’ils faisaient là, ces douze hommes ridiculement piétons, à piétonner dans la neige, alors que tant de moyens de locomotion militaire étaient à leur disposition, mais en l’occurrence le devoir des défenseurs du territoire n’était pas de se poser des questions, mais de parer à la menace. Cette patrouille était le premier signe d’hostilité active, l’avant-garde de l’armée d’invasion. D’abord douze hommes, puis douze millions…
Une fusée atomique s’envola d’une base creusée dans les entrailles du mont Saint-Elie (Alaska, 5 900 mètres) et, quelques instants plus tard, toutes traces de vie avaient disparu de la surface de la Terre de Wrangel. Ce fut le commencement.
En réalité, et tous les états-majors du monde avaient pu s’en rendre compte en examinant la photo suspecte, la patrouille en question n’était qu’une troupe de pingouins.